dimanche 21 août 2011

Le droit d'ingérence

                           
Le droit d'ingérence, terme créé par le philosophe Jean-François Revel en 1979, est la reconnaissance du droit qu'ont une ou plusieurs nations de violer la souveraineté nationale d'un autre État, dans le cadre d'un mandat accordé par une autorité supranationale. Dans la pratique, au nom de l'urgence humanitaire, il n'est pas rare que le mandat soit fourni rétroactivement ; ainsi l'intervention de la France en Côte d'Ivoire en 2002 s'est faite initialement sans mandat de l'Organisation des Nations unies. Les ingérences les plus récentes ont eu lieu en Serbie, en Afghanistan, en Irak, au Darfour, en Côte d'Ivoire ou encore en Libye. Ce droit a été l'objet d'une polémique importante, lors des révolutions arabes de 2011.
            
La notion d’ingérence humanitaire est ancienne. Elle reprend et élargit la notion d’intervention d’humanité qui au XIXème siècle autorisait déjà une grande puissance à agir dans le but de protéger ses ressortissants ou des minorités (religieuses par exemple) qui seraient menacées. Dans De Jure Belli ac Pacis (1625), déjà, Hugo Grotius avait évoqué un “droit accordé à la société humaine” pour intervenir dans le cas où un tyran “ferait subir à ses sujets un traitement que nul n’est autorisé à faire”. L’idée d’ingérence humanitaire a été ranimée au cours de la guerre du Biafra (1967-1970) pour dénoncer l’immobilité des chefs d’États et de gouvernement face à la terrible famine que le conflit avait déclenchée, au nom de la non-ingérence. C’est sur cette idée que se sont créées plusieurs ONG, dont Médecins sans frontières, qui défendent l’idée qu’une violation massive des droits de la personne doit conduire à la remise en cause de la souveraineté des États et permettre l’intervention d’acteurs extérieurs, humanitaires notamment. La théorisation du concept date des années 1980. Le philosophe Jean-François Revel fut le premier à évoquer le « devoir d’ingérence » en 1979 dans un article du magazine français l’Express en 1979 consacré aux dictatures centrafricaine de Jean-Bedel Bokassa et ougandaise d’Idi Amin Dada. Le terme fut repris par le philosophe Bernard-Henri Lévy l’année suivante à propos du Cambodge et reformulé en « droit d’ingérence » en 1988, au cours d’une conférence organisée par Mario Bettati, professeur de droit international public et Bernard Kouchner, homme politique français, ancien représentant spécial des Nations Unies au Kosovo et l’un des fondateurs de Médecins sans frontières. Bernard Kouchner en a été le principal promoteur depuis et Mario Bettati a participé à la diffusion de ce concept dans les cercles onusiens notamment. Le concept de droit d’ingérence entend dépasser les définitions restrictives traditionnelles de la souveraineté pour imposer un « devoir d’assistance à peuple en danger ». Ainsi la doctrine du « droit d’ingérence » entend subordonner la souveraineté des États interprétée comme « une sorte de mur à l’abri duquel tout peut se passer » selon Bernard Kouchner à une « morale de l’extrême urgence » visant à protéger les droits fondamentaux de la personne. Le droit d’ingérence s’inscrit dans un cadre plus large de la redéfinition d’un ordre mondial idéalement régi par des principes de démocratie, d’État de droit et de respect de la personne humaine. Il tend à une moralisation des relations internationales. Le droit d’ingérence a placé sur le devant de la scène politique les questions humanitaires. Il a eu un large écho auprès des ONG, dans les médias et auprès du grand public. Mais il a aussi de nombreux détracteurs et a alimenté un vif débat parmi les humanitaires et les juristes.

Le droit d’ingérence oppose d’un côté des humanistes qui entendent régir les relations internationales et leurs principes d’action par les droits de la personne et de l’autre les défenseurs des principes de souveraineté et de non-ingérence énoncés par le droit international, dont la violation risquerait de conduire à des interventions unilatérales. La vive réaction des juristes vis-à-vis de ce concept est liée au fait qu’on leur a présenté un concept aux contours juridiques flous. Bien qu’il jalonne une évolution marquante du droit humanitaire, le droit d’ingérence n’a pas pris consistance dans le droit international. Les partisans et détracteurs du droit d’ingérence s’opposent autour de la tension entre la légitimité et la légalité de l’intervention. Pour les premiers, l’intervention humanitaire est légale parce que légitime. Elle gagne sa licéité par l’adjectif « humanitaire » qu’on lui accole. Les seconds, à l’inverse, refusent toute légitimité à une intervention qui n’aurait aucun fondement légal. De fait, la notion de « droit d’ingérence » porte dans sa formulation même une contradiction juridique qui souligne les difficultés et les ambiguïtés de sa mise en application. L’idée de droit d’ingérence s’est construite en opposition avec les principes fondamentaux de souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État. Ces principes ont été énoncés dans le traité de Westphalie en 1648 et repris par l’article 2.7 de la Charte des Nations Unies qui stipule en effet qu’ « aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ». Le droit d’ingérence n’a pas de définition juridique précise même si, à l’instigation de la France, deux résolutions ont été votées par l’Assemblée générale des Nations Unies et précisent son application : la résolution 43/131 adoptée le 8 décembre 1988 institue une « assistance humanitaire aux victimes de catastrophes naturelles et de situations d’urgence du même ordre » ; la résolution 45/100 votée par l’AGNU le 14 décembre 1990 prévoit quant à elle la mise en place de « couloirs humanitaires ». Cependant, si les deux textes définissent les modalités d’une assistance humanitaire, ils réaffirment dans le même temps le principe de souveraineté des États. Le concept de droit d’ingérence, de même, reste flou quant aux acteurs auxquels il s’applique (États, organisations humanitaires, organisations de sécurité collective). C’est pourquoi les juristes feront plus volontiers référence au « droit d’assistance humanitaire »,  mieux défini et déchargé de son contenu politique, qui tente de résoudre la tension entre l’assistance humanitaire et les principes de non-ingérence.
                      
Le droit d’ingérence, pour Bernard Kouchner, son principal promoteur, s’impose pour se substituer à ce qu’il considère comme une protection inefficace des droits de la personne par le droit international. Or, les juristes contestent ce prétendu droit inaliénable qu’auraient les États à massacrer leur propre population. Les Conventions de Genève et la Convention contre le Génocide disposent déjà d’un droit contraignant. Le Chapitre VII de la Charte des nations Unies permet elle aussi d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État en cas de « menace contre la paix ». Les interventions suscitées ont d’ailleurs été menées pour la plupart en référence à ces outils traditionnels de la justice internationale. Pour plusieurs auteurs, le déficit d’efficacité des institutions onusiennes (lié notamment au droit de veto) vaut mieux qu’une application extensive du droit d’ingérence humanitaire qui, elle aussi, pourrait conduire à des dérives. Le droit d’ingérence est certes encadré : l’intervention humanitaire est régie par des principes restreignant son usage. L’ingérence n’est justifiée que dans le cas d’une violation massive des droits de la personne. Les efforts diplomatiques et pacifiques doivent avoir tous été auparavant mis en œuvre. Le degré de force utilisé doit être à la mesure de l’objectif humanitaire et son usage doit se conformer aux principes du droit humanitaire international. Les États ont le droit d’intervenir pour atténuer ou éviter une catastrophe humanitaire, dans le seul cas où le Conseil de sécurité est dans l’incapacité d’agir et que l’intervention est légitimée par la communauté internationale. Mais les détracteurs du droit d’ingérence craignent que sous des prétextes humanitaires, il ne justifie des formes d’ingérence impériales. Leur plus grande réserve concerne les limites à la fois théoriques et pratiques de l’ingérence humanitaire et la difficulté à mettre en pratique les notions de neutralité et d’impartialité. Les ingérences humanitaires effectuées au Timor ou en Yougoslavie ont révélé les logiques stratégiques et politiques des États intervenants. L’ambiguïté majeure du droit d’ingérence tient aux motivations d’une telle intervention par des États mobilisés par la promotion de leurs intérêts nationaux. Ce débat sur les motifs de l’ingérence humanitaire s’est rouvert suite à l’intervention américaine en Irak en 2003. Les positions divergentes de la France et des États-unis notamment reflétaient la tension entre le droit et la légitimité internationale, le recours à la force et la promotion d’intérêts de sécurité (inter)-nationaux. Le droit d’ingérence humanitaire présente lui aussi des risques s’il n’est pas lui-même restreint. L’argument du « deux poids, deux mesures » est souvent invoqué pour dénoncer la nouvelle forme d’impérialisme vers laquelle une application sélective du droit d’ingérence pourrait basculer. En effet, le principe de non-intervention a pour avantage de protéger les États les plus faibles contre les interventions d’États plus puissants. Il a été gagné au prix d’une longue lutte menée par les États les moins puissants et visaient à mettre un terme au colonialisme et à l’impérialisme occidental qui, eux aussi, avaient pris prétexte de l’humanité civilisatrice pour mener leurs conquêtes territoriales. Aussi, cette remise en cause du principe de souveraineté a-t-elle rencontré l’opposition des pays les plus pauvres. Réunis lors du sommet de la Havane en 2000, les chefs d’État du G-77 ont rejeté le « droit d’intervention humanitaire » incompatible selon eux avec la Charte des Nations unies. En Occident également, ses détracteurs émettent des réserves sur les domaines d’application du droit d’ingérence qui au-delà des ingérences humanitaires pourraient couvrir des ingérences démocratiques, écologiques ou judiciaires par exemple. Enfin, la dernière critique concerne le risque de n’intervenir que sur des terrains bénéficiant à la fois d’une large couverture médiatique et d’une commisération de l’opinion publique tout en occultant les catastrophes humanitaires, parfois chroniques, situées dans l’angle mort des médias. Malgré ces réserves, les répressions violentes des minorités kurdes en Irak en 1988, celle de la place Tienanmen en 1989 en Chine, les massacres du Rwanda en 1994 ou encore ceux de Srebrenica en 1995 ont conduit à un consensus, au sein des instances de l’ONU notamment, pour inscrire dans leur mandat les conditions d’intervention en cas de violences massives, imminentes ou répétées des droits de la personne. "Le droit à la souveraineté des États est actuellement redéfini [...] En même temps, la souveraineté de la personne [...] a été renforcée par une prise de conscience accrue des droits de l’homme", soulignait Kofi Annan en 1999. Dans son rapport du Millénaire en 2000, le Secrétaire général de l’ONU appelait à instaurer une exigence morale faite au Conseil de sécurité pour agir au nom de la communauté internationale contre les crimes contre l’Humanité. En réponse à cet appel, le gouvernement canadien en collaboration avec plusieurs fondations a créé la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des états (CIISE) qui en décembre 2001 rendait son rapport sur La responsabilité de protéger, marquant ainsi un nouveau jalon du droit humanitaire international.

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